CRÉATION - Création et créativité

CRÉATION - Création et créativité
CRÉATION - Création et créativité

L’homme expérimente parfois son agir comme un agir créateur, et il vit celui-ci comme l’affirmation exaltante de tout son être dans la libre production d’une valeur nouvelle. L’analyse de ce fait vécu de la création permet de la distinguer de toute autre forme de production, naturelle ou humaine. La poésie de la création, d’une part, est bien différente de la prose de la fabrication: l’homo faber ne s’engage pas de tout son être dans le travail par lequel il matérialise un projet déjà tout constitué; le mécanisme de la fabrication s’oppose à la spontanéité de la création. Mais, d’autre part, cette spontanéité diffère aussi de la spontanéité simplement naturelle qui, en ses cycles monotones, ne fait que répéter ses produits et, dans ce qu’on a appelé son «évolution créatrice», fait surgir, à de longs intervalles, des formes renvoyant à une exubérance vitale ignorante des valeurs. La création humaine est donc fort éloignée de ces types de production – ou mieux, de reproduction – que sont la fabrication artificielle et la génération naturelle.

Elle les nie, mais, à vrai dire, comme ses propres moments contradictoires , car, en elle, il y a la maîtrise de la fabrication – sans son mécanisme – et la nécessité de la génération – sans l’absence de finalité consciente qui la caractérise. L’intuition créatrice intègre l’intelligence fabricatrice et l’instinct générateur dans l’unité vivante de l’imagination, dont la perfection est le génie. Elle est une liberté prise dans la nature, une nature reprise par la liberté: l’homme crée l’œuvre en tant qu’elle se crée en lui, et elle se crée en lui en tant qu’il la crée. Une analyse psychosociologique de la création nous montrera ainsi que l’expérience de celle-ci est celle d’une contradiction: joie et souffrance, activité et passivité, liberté et déterminisme. Et le caractère contradictoire de cette expérience explique qu’elle ait pu être invoquée pour justifier des théories opposées de la création. Nous prolongerons donc la phénoménologie de la contradiction de la création par une analyse des philosophies contradictoires de la création , qui ont pu voir en elle la manifestation de la possession de l’homme par une force qui agit en lui et par lui, ou celle de la maîtrise par laquelle l’homme affirme sa propre absoluité.

1. Phénoménologie de la création humaine

Pour saisir le phénomène contradictoire de la création, il faut procéder dialectiquement, en nouant entre eux les moments opposés qu’il manifeste à tous ses niveaux et dans tous ses aspects. La création est le drame qui met aux prises l’homme et son milieu, l’homme et son œuvre, et enfin l’homme et lui-même.

Le créateur et son milieu

Comme tout phénomène humain, la création a des conditions sociales déterminées, qui consistent dans l’existence, d’une part, de certains moyens techniques qui sont mis à la disposition du créateur, d’autre part, de certaines exigences qui sont celles de la société de l’époque. Cela explique la parenté de créations appartenant à un même moment de l’histoire, comme la simultanéité de certaines inventions (on rappelle souvent que Newton et Leibniz inventèrent en même temps le calcul infinitésimal). Mais si la structure sociale en sa totalité exerce son influence sur la création d’une œuvre, celle-ci a pour horizon proche la région déterminée de la culture dans laquelle elle prend place. D’emblée, le créateur vit dans le monde qui lui est propre, par exemple, celui de l’art et de tel art. André Malraux a répété que le peintre ne crée pas dans un contact direct avec la nature, mais la retrouve médiatement à partir d’une rencontre prolongée avec les artistes qui l’ont précédé, que «l’art ne naît de la vie qu’à travers un art antérieur» (Les Voix du silence ). Sinon, il n’y aurait pas une «histoire» de l’art, mais une profusion naturelle d’œuvres indifférentes les unes aux autres. Et même, la création culturelle pourrait-elle jamais commencer?

Mais l’histoire étant la différence au sein de l’identité, cette relation de toute création aux créations antérieures implique que l’assimilation de celles-ci par l’imitation soit un simple moment par lequel le futur créateur se fortifie avant de rivaliser avec ses maîtres. Le moment de la rupture est essentiel à la création; le créateur est d’abord celui qui saisit comme négatif cet acquis culturel dont il s’est imprégné. L’œuvre à créer s’anticipe dans cette insuffisance qui, dans la culture existante, manifeste au créateur la nécessité de sa propre vocation et justifie une entreprise encore tâtonnante. Le sociologisme de Durkheim a tenté de montrer, dans cette négation de la culture d’une société, l’œuvre de cette société elle-même, en tant qu’elle s’opposerait à elle-même et commencerait de vaincre son présent par son avenir. Mais, en réalité, le créateur n’est pas seulement un lieu pour les influences sociales, il est le véritable milieu de son milieu, le centre réel où celles-là peuvent venir se nouer originairement et originalement dans la tension féconde qui s’achève en l’œuvre nouvelle. La contradiction du créateur et de son milieu social historique est donc une contradiction dont l’élément est le créateur lui-même, et c’est en lui qu’il faut maintenant suivre la genèse de l’œuvre, une genèse elle-même marquée du signe de la contradiction, celle du créateur et de l’œuvre créée.

Le créateur et son œuvre

Ce n’est pas seulement lorsque, terminée, elle prend place dans le monde culturel, avec une indépendance qui peut l’opposer à son auteur, que l’œuvre se manifeste à celui-ci dans une relation d’antagonisme. Elle se révèle à lui, dès sa conception, comme son Autre, dans le sentiment ambigu qui mêle en lui le contentement qu’a le créateur d’avoir réussi à créer une vie propre, et le tourment de voir cette vie propre limiter et nier la sienne. Dans tous les domaines de la création, le «moment du génie» (Buffon) survient comme la négation de la quête laborieuse avec laquelle le créateur a identifié son existence, comme une réponse qui submerge la question, comme un don qui excède tout d’abord la capacité réceptive de celui qu’il favorise. On a exprimé cette nécessité avec laquelle le thème s’impose, en parlant de l’inspiration , de l’enthousiasme par lequel un pouvoir divin ou démoniaque s’empare du créateur; mais, rejetant ce romantisme, la lucidité psychanalytique a soupçonné ici la contrainte naturelle des tendances profondes de l’inconscient: à la suite de Freud, on a voulu expliquer le thème par les fixations affectives de l’enfance. Mais à cette intrusion de l’Autre et du passé s’oppose la finalité animant le dévoloppement du thème chez l’auteur qui veut s’exprimer dans son œuvre. Le vouloir-être de l’œuvre et le vouloir-être de l’ouvrier à la recherche de leur valeur s’opposent à l’être massif et informe du thème. Mais eux-mêmes sont liés dans l’intimité d’un combat.

La conception de l’œuvre est de nature plus biologique qu’intellectuelle, ce qui explique qu’elle ne soit aucunement la possession translucide, par le créateur, du concept de son œuvre. La création est l’unité du moment de l’invention du thème et de celui de sa réalisation. Cette identité du savoir et du faire exclut que la création soit simplement la réalisation d’une idée saisie en tout son contenu ou d’un «schéma dynamique» (Bergson) ayant seulement à se concrétiser. En effet, le créateur ne sait ce qu’il va faire, ce qu’il veut faire, qu’une fois qu’il l’a fait; nous devrions même dire: qu’une fois que cela s’est fait en lui .

Le témoignage des artistes (Balzac, Dostoïevski, Valéry, etc.) est ici exemplaire: ils insistent sur l’indépendance de l’œuvre, que le créateur vit comme la résistance de l’œuvre en gestation à son propre effort pour en prévoir et diriger le développement. Certes, le créateur pense à chaque instant son œuvre, mais s’il en épure et contrôle la genèse, celle-ci résulte du conflit, de la critique réciproque entre les intentions de plus en plus précises de l’auteur et les exigences de plus en plus contraignantes qui sont immanentes à l’œuvre. Le processus de la création, qui mobilise toutes les puissances opposées de l’homme, l’esprit critique et l’émotion de l’âme, animus et anima , engage aussi la coopération tendue, irritante et exaltante, de l’œuvre et de l’ouvrier. Cet antagonisme explique que la création soit une véritable aventure et comporte toujours des risques , et d’abord celui de son échec, l’auteur n’arrivant pas à trouver, par exemple, ses personnages dans des personnages qui peuvent aussi ne pas arriver à trouver leur auteur. La création est une activité empêtrée dans une passivité et une passivité stimulée par une activité, elle est puissance et impuissance, impatience et patience. Mais le créateur est celui qui sait précisément accepter cette passivité, se faire tel que l’œuvre puisse se faire en lui, employer en quelque sorte son activité à se rendre passif, humilité qui tourne finalement à sa gloire. C’est dire que par cette orientation contradictoire qu’il doit donner à son activité, celle de se maîtriser à la fois comme le maître et le serviteur de l’œuvre, celle d’agir en vue d’être à la fois actif et passif, le créateur est à soi-même une tâche , celle de surmonter sa propre contradiction, de se créer lui-même, de faire de lui une personne.

L’autocréation du créateur

Le créateur risque son être dans l’aventure de la création de l’œuvre. D’une part, en tant que son œuvre se crée en lui, elle le crée par là même et enrichit le contenu de sa personnalité propre en dévoilant des possibilités qu’il n’aurait pas soupçonnées en lui autrement; mais, d’autre part, en tant qu’il surmonte la contradiction entre l’agir et le pâtir, qui constitue la forme de l’acte créateur de l’œuvre, il se crée lui-même comme un Soi un et libre et fait naître, dans l’individualité qu’il est, la personne qu’il a à être. La création de la personne, tâche que chacun doit accomplir en lui-même, même s’il n’est pas créateur d’œuvres originales, exige cependant d’agir sur les choses. Si l’homme se fait en faisant, il ne se fait aussi qu’en faisant. La création de soi par soi n’est donc pas immédiate, mais, contre un vain formalisme, il faut dire qu’elle ne s’opère qu’à travers l’engagement dans des actions concrètes déterminées dans et sur le monde. On ne sculpte sa propre statue qu’en œuvrant dans l’oubli de soi-même. Cette création de soi par soi n’a donc rien d’un culte du Moi; l’homme ne se crée que par le jugement négatif qu’il porte sur lui-même en découvrant l’inadéquation entre son être donné et ce qu’il doit être, la valeur, cet exigeant principe d’unité et d’universalité qui stimule pour chaque personne la création d’un règne des personnes. C’est bien la visée de la valeur qui, comme Platon, Malebranche ou Kant, parmi d’autres, l’ont répété, empêche la création libre et généreuse du Soi universel de retomber dans la paresse immorale de la contemplation du Moi individuel.

Ainsi, la création de soi par laquelle l’homme veut surmonter la contradiction de son être donné, est elle-même prise dans la contradiction de la négation de soi et de l’affirmation de soi. Mais cette tension de l’effort moral se dépasse dans la joie – «Partout où il y a joie, il y a création», dit Bergson (L’Énergie spirituelle ) – lorsque l’homme fait et comprend que la négation de soi n’est que l’envers d’une affirmation plus authentique de soi, que la rupture avec soi est au service d’un souci de plus grande fidélité à soi, au Soi personnel qui est en germe dans le Moi individuel. Joie, certes, mais non point bonheur, car la création morale de soi par soi est une création continuée , sans cesse à reprendre.

Cependant, dans cette réalisation indéfinie de la valeur et de l’extrême puissance qu’elle manifeste en sa patience héroïque, dans cette insatisfaction même qu’est la vie morale conforme à son essence, l’homme peut trouver une satisfaction en quelque sorte métaphysique et manifester ainsi un orgueil qui, dans certaines philosophies, proclame que la position des valeurs motivant l’effort moral, et l’énergie qui s’emploie à les réaliser, sont le fait même de la liberté absolue de l’homme. Ces philosophies prométhéennes s’opposent aux interprétations philosophiques et religieuses qui voient dans l’agir ultime qui est le fondement de l’autocréation et donc, suivant notre analyse, de toute création humaine, un agir suprahumain dont l’homme est, pour ainsi dire, passif et qui lui est donné par la grâce d’un Créateur. L’homme est-il, oui ou non, créateur de ce par quoi il crée et se crée?

2. Philosophie de la création humaine

La notion de création, appliquée à l’homme, l’a toujours été dans la perspective d’un rapport de l’homme à Dieu, rapport positif lorsque, en créant une œuvre, l’homme avoue qu’il ne fait que manifester, à travers sa propre finitude, l’infinie puissance du Créateur, rapport négatif lorsque l’homme affirme sa créativité comme dévoilement de l’insuffisance, de l’imperfection de l’œuvre divine, c’est-à-dire finalement comme une preuve de l’inexistence de Dieu. Mais un tel homme, qui prend la place de Dieu, en prend aussi l’essence, et c’est pourquoi la négation radicale de toute perspective théologique explicite ou implicite est celle d’une telle essence d’un Soi qui, par sa seule réflexion en lui-même ou identité à lui-même qui le constitue comme tel, se pose en principe absolu de ce qu’il fait, comme libre origine de son agir, c’est-à-dire comme créateur, bref, elle est une critique de la notion de création.

La théologie de la créativité divine en l’homme

Si la pensée religieuse attribue essentiellement à Dieu la puissance créatrice, elle affirme une différence fondamentale entre les créatures: la créature humaine, image de Dieu, coopère à l’œuvre divine, et la Bible dit que Dieu plaça l’homme dans le jardin d’Éden pour qu’il le cultive. La philosophie religieuse, qu’on pense à saint Augustin, à Malebranche ou à Fichte, accentue et radicalise la thématique qui se rencontre dans des philosophies qui, païennes (Platon, Aristote, ...) ou bien chrétiennes (Descartes, ...), se construisent autour de l’idée théologique en affirmant que Dieu est la mesure de toutes choses, le premier moteur ou le libre créateur des vérités et valeurs éternelles. Lors même que ces philosophies concèdent à l’homme un être et une liberté propres, de telle sorte que l’on peut tout au plus parler d’un accord entre la volonté humaine et la volonté divine, ce pouvoir d’adhérer ou non au contenu du monde des vérités et des valeurs ou à la puissance qui les maintient ou qui les pose, cette volonté formellement infinie n’a aucun pouvoir de créer par elle-même une vérité ou valeur nouvelle; la liberté humaine qui veut s’opposer à l’agir divin ne peut engendrer que l’erreur et le mal, que le négatif. La logique de ces philosophies théologiques amène, en fait, à voir dans la volonté et la liberté humaines l’être même de la volonté divine, seule cause efficace, en tant que par un don gracieux elle s’offre à la participation de la créature. L’«humanisme» chrétien met la grandeur de l’homme, sa sainteté, dans son humble renoncement à lui-même, et identifie la suprême manifestation de la créativité humaine à l’extrême passivité dont la liberté de l’homme s’est rendue capable en se laissant porter sans réticence par la grâce. Selon Fichte, «tout le nouveau, le grand et le beau qui est venu au monde depuis le commencement du monde et qui viendra en lui jusqu’à sa fin, est venu et viendra en lui par l’Idée divine qui s’exprime en se particularisant dans des individus élus» (Die Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters ), et cette élection apparaît dans l’acte de l’homme qui «par la liberté suprême renonce à sa liberté et indépendance propre» (Die Anweisung zum seligen Leben ). L’originalité authentique consiste dans le plein consentement, constitutif du talent et du génie, à la créativité divine.

Mais, si la créativité humaine est la créativité divine en l’homme, cette créativité n’est pas pour l’âme religieuse la détermination essentielle de Dieu. La transparence de l’homme à la vie divine peut donc ne pas se manifester essentiellement par des créations, car la vie divine est la vie de l’amour et non pas d’abord le déploiement d’une puissance prise pour elle-même. C’est ainsi que, dans une perspective chrétienne, la créativité, pour importante qu’elle soit dans la gloire qui par elle est rendue à Dieu, n’est pas ce par quoi l’homme réalise essentiellement sa destinée. Il n’a pas à vivre dans le projet d’une œuvre, qui l’ouvre au futur, mais à s’abandonner dans le présent à la présence en lui de l’amour divin. «Aime et fais ce que tu veux», s’écrie saint Augustin.

Ainsi, la théologie de la création humaine enlève à celle-ci son indépendance et sa primauté dans le champ des témoignages que l’homme donne de la présence en lui d’un Dieu qui n’est pas un Dieu seulement, et formellement, créateur.

La métaphysique de la créativité humaine

La philosophie moderne, issue de Kant, développe le thème de l’activité autonome du sujet humain dans la vie théorique et pratique. La pensée hégélienne, qui est à l’origine de tous les grands courants de la culture contemporaine, donne à cette activité un caractère concret et historique, et surtout elle lui confère une signification essentielle , d’une part, en tant qu’humaine , dans la mesure où, pour Hegel, l’identité de l’Esprit divin infini et de l’esprit fini humain signifie aussi que, si l’homme n’est possible que par Dieu, Dieu lui-même n’est possible que par l’homme, d’autre part, en tant qu’activité , dans la mesure où l’esprit est l’acte de se poser, de se créer lui-même: son essence intérieure n’est qu’en se manifestant extérieurement, il est ce qu’il fait, ce qu’il se fait. Le passage de l’affirmation hégélienne de l’absoluité de l’esprit humain en tant qu’esprit à l’affirmation feuerbachienne de l’absoluité de l’esprit humain en tant qu’humain , le passage d’une théologie de la réalité humaine à une anthropologie de l’idée divine, bref, l’athéisme qui voit dans l’homme le créateur de l’idée de Dieu où l’homme aliène sa propre essence, signifie une valorisation de la créativité humaine: dégagé de tout lien à un Maître transcendant, l’homme est responsable de son être et saisit donc celui-ci comme étant à créer par lui-même. De manifestation limitée et inessentielle de la vie divine en l’homme, la création devient, chez Marx, Nietzsche et Sartre, la réalité essentielle de l’homme; elle est fondamentale pour eux, en ce sens qu’elle est le fondement, la fondation de l’homme comme homme. Le marxisme et l’existentialisme, par exemple, développent ce thème de l’identité de l’être-homme et de la création de soi par soi.

Selon l’athéisme marxiste, «en tant que pour l’homme socialiste, ce qu’on appelle l’histoire universelle, en sa totalité, n’est rien d’autre que la procréation de l’homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l’homme, il a la preuve intuitive, irrésistible, de son enfantement: par soi-même, du processus de sa genèse» (Marx, Nationalökonomie und Philosophie , in Frühschriften ). Cette aséité ou liberté de l’homme créateur de lui-même par le travail est celle de l’homme social . Le projet d’un humanisme socialiste, tel que Marx le formule dans ses œuvres de jeunesse, restera le moteur de la pensée marxiste. Cette création de soi par soi de l’homme marxiste, en tant qu’elle est celle de l’homme social et, par suite, historique, donc traversée par l’adhésion à la nécessité du développement de l’histoire sociale, diffère de la création de soi par soi dont la philosophie existentialiste a fait son thème capital: dans l’athéisme sartrien, par exemple, la liberté créatrice de l’homme est celle de l’homme singulier , même si celui-ci se constitue dans son rapport aux autres et peut s’adonner à une pratique socialiste, et cette liberté n’a pas de limites, car c’est encore elle qui reconnaît et donc pose comme limites de la situation où elle se déploie ce que l’esprit de sérieux ou de lâcheté prend pour des limites objectives absolues. La liberté est créatrice de toutes les significations et de toutes les normes, normes par lesquelles l’homme comprend et transforme le monde; elle est le fondement sans fondement des valeurs et, par là, de toute l’existence qui se règle sur elles. L’homme de Sartre, c’est bien en quelque sorte le Dieu de Descartes.

Mais, par là précisément, l’humanisme athée se présente comme une simple laïcisation de la pensée religieuse. En présentant Dieu comme une déification de l’homme, l’anthropologie moderne n’a-t-elle pas commencé par viser l’homme à travers une humanisation de Dieu? L’introjection de Dieu en l’homme ne conditionne-t-elle pas la projection de l’homme en Dieu? En d’autres termes, la saisie anthropologique de l’homme n’est-elle pas encore pleine de la présupposition métaphysique de la théologie qu’elle récuse, comme l’atteste l’importance qu’elle donne à la notion de création et de causa sui ?

Humanisme et théocentrisme s’opposent à l’intérieur d’une même perspective consistant à réaliser dans un Dieu ou dans un homme un même processus de création à partir de soi, d’un Soi, d’une intériorité fermée sur elle-même, purement relative à elle-même. La critique qui se veut radicale de la conception métaphysique du sujet humain (singulier ou collectif) entraîne en même temps une dévalorisation de la notion de création.

La science de la production

Les divers courants actuels qu’on a désignés sous le nom de structuralisme ont fait du sujet humain le simple élément d’une structure objective (linguistique, sociale, etc.) dont l’étude scientifique ferait s’évanouir les illusions métaphysiques cherchant dans le sujet humain comme tel la raison des phénomènes dont il est le simple lieu. On a ainsi affirmé que le marxisme adulte était né de la «coupure épistémologique» (Althusser) faisant succéder à l’humanisme encore métaphysique admettant des sujets humains créateurs de l’histoire, une théorie scientifique de la totalité structurée des rapports sociaux. Dans cette mesure, la notion de création tend à s’effacer au profit de celle de production, qui renvoie plus directement aux processus inhérents aux structures sociales; on parlera ainsi de théorie de la production littéraire. Et la notion de création, appliquée à l’homme comme trait constitutif de celui-ci, apparaîtra elle-même comme moment d’une idéologie produite dans un système social déterminé. Dans le devenir de la culture, réinséré dans le champ des processus sociaux, la métaphysique humaniste de la création exprimerait donc le passage critique de la théologie de la Création à la science positive de la production, et en particulier de la production de la théologie et de la métaphysique de la création.

Mais le retour actuel de l’humanisme réhabilite l’idée de création. Certes, en réfléchissant sur ce que l’homme vit comme création, le théoricien peut voir en celle-ci le reflet imaginatif d’un processus de production décentré, mais cette réflexion du théoricien se vit elle-même nécessairement comme une création de la théorie de la production de la création! Cela signifie que, quelle que soit la théorie que le philosophe élabore de la création, il ne peut pas ne pas s’expérimenter alors lui-même comme son créateur. Il peut penser la création comme production, mais il vit la genèse de cette pensée elle-même comme création. Cette contradiction ultime de l’expérience de la création de la théorie et de la théorie de l’expérience de la création, entre le point de vue de la vie et celui de la réflexion, vérifie, au niveau de la création de la théorie de la création, l’être contradictoire, c’est-à-dire vivant et fécond, de la créativité humaine.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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